La vie dans le centre fonctionne comme une énorme maison sur 3 étages. Les plans de constructions délimitent la structure en deux parties : une partie jour qui se développe uniquement au rez-de-chaussée et qui comprend la cuisine, les salles à manger, les salles où se déroulent les activités ainsi que l’aile bureautique et, une partie nuit, comprenant l’espace occupé par les chambres étalées sur les trois étages. Cependant, nous pouvons entrevoir une autre partition des espaces, celle basée sur la dichotomie public/privé.

L’espace des chambres paraît un paradoxe. Considéré comme espace intime, il était un tabou pour moi « tu ne rentres surtout pas dans les chambres » m’avait-on dit lorsque je suis arrivée. Pour des raisons de sécurité, d’intimité et de gendrisation de l’espace, l’accès à ces lieux m’était interdit ce qui, au contraire, n’avait pas été un frein pour mon collègue (homme) qui s’est souvent retrouvé à passer les samedis en compagnie des hébergés. La seule chambre dans laquelle j’ai pu rentrer était celle d’une famille palestinienne. Cette chambre parentale était occupée par le couple et l’un des fils. Il y avait une table avec 4 chaises au milieu de la pièce, un petit frigo, des chaussures rangées tout au long du mur et une armoire. Cet espace, si intime, était devenu un lieu de convivialité où accueillir des invités.

Un espace privé se définit uniquement en relation aux normes qui régissent la société. Il ne fait pas référence à un lieu, spécifique, il est un contexte qu’on spatialise. C’est ce qui se passe au CAO, si on prend en compte le style de vie, l’aménagement du foyer font que toute la surface de ce lieu devrait être considéré comme potentiellement privée puisqu’elle opère comme une maison à part entière (excepté les bureaux). Cependant, on reconnaît comme espace privé uniquement les chambres. Dans d’autres structures d’accueil, les espaces « intimes » sont beaucoup plus délimités. Il s’agit de mini appartements ou chambres individuelles. Même s’il y a des espaces communs comme les cuisines ou les sanitaires, c’est beaucoup plus « organisé » puisqu’il y en a un toutes les 5 chambres. En effet, c’est ce qui ressort de l’expérience d’une des professionnelles du CAO : « Par exemple, dans le foyer où je travaillais avant, il y avait une cuisine, deux douches et une toilette pour 5 chambres donc en gros une dizaine de personnes guère plus s’il y avait des familles ou des jeunes couples. Partager une cuisine à 10 ce n’est pas du tout la même organisation et le même vécu au quotidien que partager la cuisine avec 145 personnes, ce n’est pas facile non plus pour les familles de s’organiser. Les gens sont plus investis dans les espaces communs quand ils sont l’impression que c’est le leur, ils font beaucoup plus de ménage, et puis en terme de sanitaires voilà partager les sanitaires avec une, deux autres familles extérieures ce n’est pas la même chose que les partager avec 144 autres personnes ».

La privatisation de l’espace n’est à ne pas confondre avec l’intimité qui, elle, est totalement absente dans ce cadre de vie puisqu’ « on est sur la cohabitation (des chambres), donc même si les gens ont un peu décidé qui cohabite avec qui… en effet ils n’ont pas d’intimité. Je veux dire, on se met 5 minutes à leur place, moi je n’aimerai pas habiter en cohabitation avec une, deux ou trois personnes c’est à dire vous n’avez aucun moment d’intimité. Vous avez envie d’inviter des amis, vous rencontrez quelqu’un dans votre vie amoureuse enfin, vous n’avez pas d’espace intime » (extrait d’un entretien avec une professionnelle du CAO). En effet, le souhait d’avoir un espace propre est universel, la présence d’une collectivité pousse encore plus la requête d’un espace personnel et l’impossibilité d’en avoir génère des revendications. « Ils passent leur vie à se plaindre, et c’est vrai que c’est tellement éloignée de ce qu’ils s’attendaient (…) ils se plaignent parce que les chambres sont des anciennes salles de classe qui sont divisées en deux, trois il n’y a qu’un store pour deux chambres, il y en a un qui veut dormir il y a l’autre qui veut rester éveillé donc c’est le bordel. » (extrait d’un entretien avec une professionnelle du CAO). Cela rend l’espace des chambres un lieu inaliénable que les hébergés n’ont pas envie de s’approprier. La seule appropriation de cet espace fait référence aux pratiques, ce sont des lieux construits par les actions des hébergés.

Dans une telle situation, on peut remarquer un respect très faible des « règles morales » goffmaniennes faisant référence au respect d’une bonne conduite. Pour veiller au respect de ces règles, le personnel de Forum réfugiés – Cosi applique toute une série de « règles instrumentales» ou « normes sociales » (Livet, 2012) appliquées à ce cadre de vie. Par exemple, le bon entretien des espaces, le correct usage des matériels en cuisine (plaques, lavabos), des sanitaires, etc… Au CAO les règles morales agissent comme des règles « instrumentales » puisque les habitants du foyer ne se sentent pas appartenir au « décor » de Goffman, puisque, sans ces directives imposées par l’équipe, il n’y a pas de « démonstrations de respect envers le territoire et de la scène où l’individu se trouve » (Goffman, 2012 : 129). Lorsqu’on se trouve dans un lieu où la vie devient publique, il devient donc difficile de reconnaître et différencier l’espace privé, ce qui devient encore plus compliqué à comprendre dans un lieu tel que le CAO qui accueille, outre les hébergés, aussi une multitude de publics « extérieurs » (des bénévoles aux partenaires en passant par les invités aux événements). Je n’oublierai jamais la question qu’une personne « extérieure » m’avait posé : « Qu’est que je peux photographier ? ». Sur le coup, cette question paressait même une attention aux égards des habitants du foyer, en sachant qu’il n’y avait pas tout le monde voulait être pris en photo. Mais, avec le recul, je me suis rendue compte que cela était une invasion dans la vie privée des habitants du foyer due à l’absence de limitation et d’appropriation matérielle de l’espace. L’absence de signes particuliers, d’éléments décoratifs étaient trompeurs pour le public extérieur qui ne se rendait presque jamais compte qu’il s’agissait d’un lieu de vie privé.

D’ailleurs, l’espace se défini, outre par l’usage qu’on en fait, aussi en fonction du point de vue des personnes. Si on est un invité, on définira comme espace privé du centre d’accueil celui limité à la chambre fermée à clé, puisque dans notre conception sociale la chambre à coucher cela représente un espace intime. Mais, si l’on élargi le regard à 360°, avec une vue globale sur le centre, du point de vue des hébergés et en prenant en compte l’éthique de l’utilisation des espaces, on se rendra compte que tout le foyer excepté l’aile des bureaux et les salles de cours font partie des espaces privés que les hébergés appellent « chez moi ».

La vision de l’espace change lorsqu’il y a intrusion. En effet, lorsqu’il y a un public extérieur qui rentre dans le foyer, ces règles « morales » sont complétement brisées par le regard curieux d’un certain type de public, qui n’hésite pas à pénétrer, parfois avec des excuses un peu simplistes, dans les lieux de vie « intimes » des hébergés. Le fait de jeter un coup d’œil dans les salles à manger, dans la cuisine, agit donc comme une intrusion dans leur vie. En plus, il ne faut pas oublier que le style vestimentaire utilisé au sein du foyer est un style d’intérieur, certains sont avec leur survêtement, en tongues, ils trainent des pieds, ou ils sont en train de faire le ménage, activité considéré par eux-mêmes comme dévalorisante. Ce qui m’amène à une autre question très importante au sein du foyer celle du paraître, de se montrer car il s’agit d’un public de jeunes hommes isolés, ils aiment être à la mode, avoir des chaussures tendances comme tous les jeunes de leur âge. Une des profesionnelles nous explique que « souvent ils achètent des habits neufs c’est des jeunes, et certains font beaucoup attention à l’apparence : chaussures Nike, petit jeans, petit polo. Nous on donne 40€ par semaine mais c’est leur argent nous on le donne pour manger, après ils font ce qu’ils veulent (…) beaucoup ne veulent pas avoir des vêtements d’autres personnes. Ils sont très bien habillés comme un jeune de leur âge (…) ils achètent tout neuf ».

La limite entre espace public et espace privé dépend du découpage de l’espace mais aussi du découpage des corps (Paul-Levy et Segaud, 1983 : 51). Le découpage de l’espace est celui imposé par l’ouverture ou la fermeture des portes. A l’entrée, le portail est fermé à clé, ce qui traduit la frontière entre extérieur et intérieur. A l’intérieur, les portes des chambres sont aussi fermés, sauf pour la chambre 05, constamment entrouverte. Tout cela agit comme une frontière entre entre privé et public qui est un lieu de rapport entre espace et altérité, un espace qui se crée en fonction de l’imaginaire social. C’est en base à se rapport avec l’altérité ou ce rapport que l’altérité créait avec cet espace qui crée l’espace public.

Le CAO reste cependant un espace ambigu, puisque, si d’un côté on voit l’accès sporadique d’acteurs-public, de l’autre on voit l’arrivée massive de nouveaux habitants. Ces deux types d’acteurs font partie d’une même catégorie qu’on peut définir de « nouvelles entrées », les deux sont des inconnus mais ils agiront de manière différente sur le même terrain. Les premiers seront considérés comme des intrus puisqu’ils n’habitent pas le foyer, alors que les autres passeront inaperçus. « Les nouveaux ? Je ne les ai jamais vu » me dit un afghan. Il est vrai que sur 145 personnes on ne peut pas connaître tout le monde, d’autant plus que les entrées et les sorties se font de manière très rapide, et qu’une majeure partie des « anciens » hébergés passent beaucoup de temps à l’extérieur du foyer et ceux qui restent s’enferment dans leurs chambres.

Le CAO peut être donc considéré comme un espace commun privé, puisque partagé par le même type d’habitant, des migrants qui s’approprient de manière implicite cet endroit. Le CAO paraît donc un lieu sans âme et sans aucun signe d’appropriation visible mais c’est au contact avec un public « extérieur » qu’on peut apercevoir des signes d’appropriation de cet espace. L’utilisation des lieux de partage est faite uniquement par les hébergés, et non pas par le public.

L.B