Lorsqu’on rentre au CAO on se croirait dans un limbe  (au sens d’espace intermédiaire, flou), un monde de l’intangible comme dirait Federico Fellini. Il est vrai que le CAO est très similaire à cet état que Dante décrit dans la Divina Commedia : dans ce lieu apparemment dépourvu d’âme, on voit déambuler des personnes comme s’ils étaient bloqués perpétuellement, sans un but. Ils sont là, en pantoufle, en trainant leurs pieds pour la majeure partie de la journée en attente de quelque chose, d’un rendez-vous, d’une lettre qui puisse leur changer la vie. Même la participation aux activités, pour beaucoup d’entre eux, se fait en habits « d’intérieur ».

Le matin, le CAO était complétement narcoleptique, il n’y avait aucun signe de vie, les couloirs étaient vides, excepté lorsqu’il y avait les familles. De temps en temps on pouvait apercevoir des mamans avec leurs enfants. La cuisine était parfois occupée par une ou deux personnes, mais cela restait très rare. D’ailleurs, on peut dire que le matin était le seul moment où elle était vide. Au contraire, les salles à manger qui pendant la journée étaient vides, étaient un peu plus utilisées le matin. Souvent j’ai rencontré des hébergés descendre de leur chambre, poser leur tasse dans l’une de ces salles et aller préparer leur café. Parfois, certains hébergés essayaient de réviser leurs cours de français. Sinon ces salles servaient comme lieu de repos et espace d’« intimité » pour certains.

Ce jet lag n’était pas évident, on pouvait s’en apercevoir lorsque les hébergés avaient des rendez-vous et n’arrivaient pas à l’heure. Le temps dans lequel ils vivaient était si imprégné d’attente, qu’ils semblaient être hypertrophiés. Pour les référentes sociales, il était donc difficile de commencer à l’heure puisque beaucoup d’hébergés ne se réveillaient pas. Parfois, elles devaient aller frapper à leurs portes, comme une maman qui le ferait avec son enfant pour le réveiller. Elles frappaient avec insistance en attendant que quelqu’un vienne ouvrir et qu’il demande si la personne avec qui était prévu le rendez-vous était là. Si oui, il devait faire vite s’il voulait toujours avoir ce rendez-vous. Cette stratégie n’a pas duré longtemps puisque d’un côté certains hébergés s’étaient habitués et de l’autre, si ce n’était pas le cas le rendez-vous était annulé.

Le CAO commençait à se réveiller doucement autour de 11h. A 12h, il était officiellement réveillé. C’était des va et vient continus de personnes qui partaient avec un plat plein puis revenaient avec un plat vide pour le nettoyer. Ils partaient tous dans leur chambre pour manger, il était très rare de rencontrer quelqu’un qui mangeait, à ce moment de la journée, dans la salle à manger. A cette heure-ci, il y avait des personnes qui cuisinaient en écoutant des enregistrements de cours de français, certains qui répétaient même le contenu de l’enregistrement, d’autres écoutaient de la musique. Entre 14h et 15h la cuisine était toujours occupée par ceux qui devaient cuisiner des plats un peu plus élaborés ou longs à préparer (souvent des afghans). « This is afghan bread » ils me disaient toujours. Ils l’accompagnaient avec une soupe de pois chiches et une sauce tomate. Un plat très simple, nourrissant et peu coûteux. Lorsque les afghans cuisinaient, ce n’était jamais un moment individuel puisqu’ils cuisinaient à tour de rôles et chacun avait une tâche, surtout en ce qui concerne le pain. L’un d’entre eux faisait la pâte et l’autre contrôlait la cuisson dans une poêle chauffé au thermostat 9.

L’attente

Une autre réalité « accablante » et omniprésente au foyer, celle de l’attente ou de « la perception d’un temps vide » (Kobelinsky). Dans ce type de centre le temps est dilaté, l’attente empiète sur tout, elle est souveraine de la vie de ces personnes et rend « esclaves » du foyer. Les plus indépendants arrivent à sortir, d’autres préfèrent rester et réduire au minimum les sorties en plongeant ainsi dans un ennui profond. « L’ennui est couramment défini comme une peine qu’on éprouve en raison d’une contrariété » (ibid.). Cette « contrariété » peut avoir différentes sources, elle peut être causée par le désagrément d’une situation vécue au foyer, par la préoccupation de la situation que l’acteur même est en train de vivre ou encore par le fait de rester figé dans le foyer, sans envie de sortir. « Les gens de manière générale ont du mal à sortir du centre, c’est à dire il y a des gens qui font toute leur vie à l’extérieure, ça arrive et il y a des gens qui se replient, je reste à l’endroit où je suis ancré et que je connais ici » (extrait d’un entretien avec une professionnelle du CAO). Beaucoup d’entre eux n’avaient pas envie de sortir, ils ne bougeaient que pour aller à des rendez-vous extérieurs.

« L’attente implique la soumission » dirait Pierre Bourdieu, ce qui se traduit avec la mise en place d’un processus d’infantilisation opérée de manière inconsciente par les référents sociaux. « Je trouve qu’on les infantilise, ils sont dépendant de nous travailleurs sociaux » affirme l’une d’entre eux. Cette sujétion s’installe très rapidement dans le quotidien des hébergés qui préfèrent ne rien faire plutôt que de se mettre en jeu puisqu’ils savent que les référents sociaux peuvent tout leur indiquer, y compris comment prendre un RDV chez le médecin. « Je me souviens de ma collègue à l’accueil il y en a un qui dit ˝ Je dois aller chez le médecin˝ et elle lui demande pourquoi il ne prend pas de rendez-vous, le mec il parle super bien français, elle lui dit ˝vient on prend rendez-vous, je reste à côté de toi et tu essayes (de le prendre tout seul)˝ et du coup il a essayé et il y est arrivé ˝Eh bien tu vois tu es capable tu n’as pas besoin de nous˝ et les gens n’ont pas besoin de nous en effet… Tant mieux s’ils y arrivent tout seuls, il faut les remettre dans leur place d’adultes je trouve parce qu’ils s’oublient en fait et ils s’infantilisent et du coup ils attendent ça de nous ». Il s’agit de personnes provenant de campements, une réalité bien différente de celle des centres d’accueil. Dans les camps, il y avait des nombreux bénévoles qui aidaient très pratiquement ceux qui aujourd’hui sont hébergés. L’exemple le plus commun, celui qui est souvent répété par les professionnels, est le fait que si une de ces personnes avait besoin d’un médecin, on amenait le « malade » en voiture à l’hôpital qu’il en voit un. C’est pour cette raison que le CAO peut être perçu comme un « espace de captivité bienveillante que constitue la vie en attente » (ibid.).

La vie au foyer et l’attente changent la temporalité, tout comme la dimension temporelle change. Lorsque ces migrants sont arrivés au foyer, ils étaient inscrits dans une optique futuriste, où le plus important était de regarder le plus loin possible. A partir du choix d’ouverture d’un dossier OFPRA (ou pas), ils se projetaient dans le futur malgré la longue temporalité qui les attendait. Plus le temps passait, plus le moment de la sortie du foyer semblait s’éloigner, même si en réalité, beaucoup d’entre eux étaient là depuis 6 mois déjà. Ce qui crée cet engouement pour le futurisme était généré par les constants rendez-vous pris afin de préparer un bon dossier de demande d’asile. A ce moment-là, le temps était vécu de manière accéléré jusqu’au jour de l’entretien avec l’OFPRA. Après ce moment, le futurisme se transforme en présentisme. Les hébergés sont en attente de la réponse qui suit leur entretien : sera-t-elle favorable ou pas ? Le temps n’est plus scandé par les rendez-vous qui sont de plus en plus sporadiques. Les hébergés vivent à cette période de leurs parcours dans l’hypertrophie du temps.

Le mois de mai a vu une grande vague d’entretiens OFPRA, ce qui a généré une altération massive de la perception du temps. Cette période critique a été atténuée par le mois de Ramadan, pratiqué par la quasi-totalité des hébergés. Un moment de prière et de repos qui opérait comme une rupture dans un temps qui, jusque-là, était vide. Cet événement religieux a aidé à rendre vive l’attente.

« L’attente implique une forme de soumission et modifie pendant sa durée la conduite de ceux qui sont suspendus à la décision attendue » (Bourdieu in Kobelinsky, 2014 : 132) Hors période de Ramadan, l’attente était scandée par les horaires de cours de français ou d’alphabétisation auxquels certains hébergés participaient, mais aussi par des moments ludiques où les enfants jouaient avec les hébergés au ballon dans la cour intérieure ou dans les couloirs. Ces moments opéraient comme des moments de coupure de la détemporalisation.

L.B