Evoquer les échanges avec les migrants dans leurs chambres au CAO est important pour deux raisons : le détournement discursif de l’objet « balade » vers d’autres valeurs de vie et la négociation collective de la balade en retour.

Il arrivait qu’au moment de demander leur participation à une balade, les participants se saisissent de cette occasion pour me parler d’autres choses. Ainsi l’afghan K. dénonce la précarité de vie au CAO et le fait qu’il ne puisse travailler mais seulement « dormir, manger, dormir », alors qu’ « en Afghanistan c’est les femmes qui restent à la maison, les hommes travaillent, donc ça ne va pas ». Ce même jour, le 27 mars, son voisin sourit sans trop savoir quoi dire. Mais, en apprenant que je suis italien, il évoque d’un ton « moqueur » des mots italiens qu’il a appris récemment : « Cazzo ! », « Dopodomani » s’exclame-t-il. On rigole et finalement, il me rappelle qu’il faut qu’il aille à la préfecture.

Lors d’un autre échange, le 28 avril, S. du Kurdistan est particulièrement insistant : « Come come ! No problem ! ». Il m’offre à manger et il ressent le besoin de se décharger d’un poids, de me dire qu’il a combattu au Kurdistan, qu’il a vu des gens, des proches tomber mais qu’il est heureux maintenant : « I’m happy now », dit-il plusieurs fois d’un seul trait. Encore de la proximité qui se tisse dès qu’il apprend que je suis italien. Il me dédiera même une chanson italienne me la faisant écouter sur son portable et m’accueillera plusieurs minutes chaleureusement en me faisant part de sa volonté que nous restions proches.

Le 9 mai, avec A. irakien, un des nouveaux arrivés depuis le démantèlement du camp Grand Synthe, je me retrouve assis à côté de lui à écouter son histoire migratoire avant qu’il ne débarque à Lyon. Les souvenirs aimablement partagés d’Italie contrastent avec les quelques secondes où il a liquidé ma proposition de la prochaine balade. Avec ces personnes et d’autres, on y respirait un air de calme, de plaisir et de confort partagé lors de ces oasis de temps. La nourriture de « chez eux » (du pain, de la sauce au poulet avec riz, du thé chaud et très sucré), qu’ils m’offraient en grande quantité, alimentait cette convivialité. Cet ensemble de « gestes en miroir », comme les appelle l’anthropologue Le Breton (2004), ces regards, sourires, la lenteur de mouvements, la nourriture, et bien sur un temps qui s’écoule plus paisiblement que celui qui est sacrifié au travail et la vitesse ordinaire, étaient des dynamiques par lesquelles on soudait nos liens d’amitié. A cela s’ajoutait le lien intime qui se faisait autour de l’Italie (de nombreux migrants ont fait escale en Italie avant d’arriver en France). Les courts récits qui s’y référaient, fabriquaient un portrait mythique de l’Italie qui souvent s’opposait à celui de la France : les « good people », « good places » italiens contre « les personnes pas ouvertes », « le français difficile », « les bureaux lents » de la société d’accueil.

La balade ici n’était apparemment pas une valeur partagée car nous n’en parlions pas. D’ailleurs, combien de fois les migrants ont tenté d’y échapper lors qu’il s’agissait de rassembler tout le monde au CAO avant de partir ! Stratégies de fuite, refus ou contretemps à la dernière minute, retards… Le temps d’attente qui s’élargissait, c’étaient des dynamiques presque à l’ordre du jour. Pourtant, toujours imprévisibles et compensées, en partie, par un groupe plus stable de marcheurs qui s’est soudé au fil du temps. Cela rendait plus ardue ma mission de communication sur l’activité, moi qui, au début, avec le personnel de Forum réfugiés – Cosi, croyait qu’il serait simple de m’appuyer sur quelques taches pratiques répétitives (mise à jour d’une affiche hebdomadaire, communication par mots « simples », inscription des personnes par des « billets rendez-vous » standardisés).

Plusieurs raisons expliquaient les décrochages dans le cadre du CAO. D’abord, la collision entre les langages. Les hébergés, mal à l’aise avec le français et l’anglais, ne comprenaient simplement pas de quoi il s’agissait, à commencer par le concept même de « balade ». « C’est quoi ça », « Ba..lade ? » « I…don’t understand » : les mots lapidaires de soudanais, érythréens, éthiopiens, afghans, après ma longue explication. Parfois, ceux-ci et d’autres, se préoccupaient de bien renouveler leur désintéressement, soit par des « No my friend, not interested », « No sorry » en secouant la tête, soit en renfermant assez vite la porte de leur chambre pour replonger dans le noir de leur sommeil. D’autres ne se faisaient jamais repérer. D’autres encore,  me montraient comme alibi les rendez-vous qu’ils avaient reçus entre temps, « chez OFPRA », « chez docteur ». Ces exemples renvoient à la notion de « tactique » de De Certeau : des pratiques ordinaires intelligentes indissociables des « plaisirs et combats quotidiens », des « capacités de saisir au vol les possibilités de profit », pour manipuler les lieux communs que les « stratégies » imposent du haut (1990, p. 61). Dans notre contexte, de nombreux migrants voyaient la balade comme stratégie, qu’ils renversaient à l’aide de leurs tactiques.

Mais une raison importante est à rechercher dans le contexte à la fois général et particulier où ces migrants baignaient, ce que Bensa appelle « des contraintes spécifiques qui confèrent à chaque situation sa singularité temporelle » (A. Bensa, 1997 : 15, cit. Kobelinsky, 2010) : la trajectoire sociale singulière de chaque migrant pour obtenir son statut de réfugié. C’est la nécessité de survivance matérielle et sociale qui l’emportait dans une situation critique de hors-statut national : c’est-à-dire d’employer le temps pour réaliser les procédures légales d’insertion, se tenir en contact avec la famille, se procurer de quoi vivre avec peu d’argent. La balade devenait pour eux une chance occasionnelle de dépaysement, alors que la situation d’attente au CAO était lourde et monotone. La balade était une chance de vivre un autre moment pour ne plus penser aux soucis ordinaires.

Dans les chambres aussi la balade devenait moyen pour se dépayser, mais en suivant une logique spécifique. En effet, elle ne rentrait dans les échanges qu’à partir du moment où je ne la leur imposais pas. Autrement dit, du moment que j’acceptais de partager du temps avec mes amis, en rompant avec mon mode de vie centré sur le travail  pour m’immerger dans leurs modes de vie, il y avait plus de chances pour, qu’en retour, ils acceptent de venir se balader. Cette négociation, ce « contrat » tacite tournait en particulier autour de la nourriture, en écho à la logique de « don et contre-don » maussienne. En sachant que je leur aurais offert du gouter en balade, m’offrant le don de la nourriture les migrants auraient pu bénéficier comme « contrepartie » de ce gouter. En même temps, me montrant ouvert et bienveillant, je faisais un peu le jeu, je m’attendais comme « contrepartie » que les autres valident le projet de balade. Ces situations dans les chambres montrent une forme de respect et d’hospitalité plus génuine que celle fondant la politique de tel CAO et des centres d’accueil temporaires en général (C. Kobelinsky, 2010). Mais, il ne doit pas être vu comme quelque chose dépourvu de toute idée de négociation. En effet, dans chaque partie de l’affaire, il y avait une certaine « domination masquée par la générosité », pour reprendre le vocabulaire de Mauss.

Néanmoins, la balade, pour ceux qui venaient, pouvait se transformer en tremplin pour que nos relations continuent à s’exprimer, à se développer dans les lieux de la ville. Autrement dit, pour qu’elles se transfèrent de la dimension privée des chambres à celle de visibilité et liberté d’expression de l’espace public urbain. Celui-ci, comme explique E. Tassin, est en fait « en son principe soustrait à l’hégémonie des formes naturelles de domination qui relèvent d’une expérience privée de la communauté » (Tassin, 1992, p. 31). Concrètement, nos liens auraient pu éventuellement s’approfondir, faire émerger d’autre choses dans la marche : une vision de la ville autre que cet endroit particulier qu’est le CAO, ainsi que des souvenirs, confessions et désirs non révélés.

Ainsi, dans ces chambres que je pensais au début homologuées, dépouillées de vie, déjà une autre ville se profilait : celle d’une conscience du désirable et de l’indésirable, du plaisir et de la souffrance, de la confiance, le tout partagé dans la sociabilité vivifiante de ce labyrinthe culturel auquel même une pièce de quelques mètres carrés pouvait donner vie. Un quelque chose de discret et magique, à l’abri du monde qui court, une façon aussi pour les migrants de tuer l’attente, de se préserver et de mettre en marche la mémoire pour se tourner vers l’avenir. Grâce aux balades, le monde extérieur aurait pu revisiter les stéréotypes qui renferment le migrant ou demandeur d’asile dans une étiquette de victime, privée de pouvoir, vulnérable. Les autres citoyens auraient pu tourner le regard sur comment on peut refaire trace de la ville à partir de ses marges.

A.M.