J’entre dans le lycée Alfred de Musset. Dans la cour, je cueille ces trois mots gravés près de ceux du poète : « Liberté, Égalité, Fraternité » que j’aime à lire et déployer sans les dévoyer. Quelques instants plus tard, nous partons flâner et rêver dans le parc situé derrière le lycée. La grille extérieure s’ouvre, un bus blanc attend, bruits de la circulation aux relents de pollution. Nous dépassons l’abribus et longeons le bâtiment où, débordant des clôtures, s’épanchent des feuillages de pourpre et d’or. La voie tourne à gauche, nous arrivons dans la rue portant le nom du poète, en direction du n° 24.

Voici l’ancienne bâtisse de l’IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres) qui abrite actuellement le CAO (Centre d’accueil et d’Orientation). Je m’arrête devant l’édifice hébergeant aujourd’hui des migrants de Calais. Trois mots fusent de nouveau en moi : Liberté, Égalité, Fraternité. Mon regard saisit l’austère grandeur de ce qui fut la Maison Jeanne d’Arc, un foyer réservé aux salariées de l’ancienne usine de la TASE (Textile Artificiel du Sud-Est), dans l’un des quartiers de la Soie.

 

Dans ma mémoire, éclot une date : 1929 …

Contemplant ce lieu, je reviens sur les pas de ton enfance.

 

Ô mon cœur ! T’en souviens-tu ?

L’âme d’enfant s’en est allée

Tout vestige reste pointu

Quand tu remontes cette allée.

 

Aujourd’hui, les cerisiers blancs

S’enivrent, joyeux, du printemps ;

Le souvenir des jours brûlants

Rompt le passé pétri d’instants.

 

La barrière s’ouvre sur le parc de l’IUFM -en ce lieu actuellement préservé- qui fut ta demeure dans les années 30, lorsque tu travaillais à l’usine. Mes pas foulent des graviers laiteux, enfouis sous un monticule de feuilles craquantes. Ici, la nature persiste, patinée par le froid, la pluie, le vent et des silences mystérieux. Je gravite dans la prairie de tes vingt ans… De hautes herbes couchées jonchent le sol, enlaçant des bouquets de violettes, dont le minois parme exhale d’exquises senteurs. Une plume d’argent s’alanguit près de ses sœurs duvetées, bruissant sur des nappes de folioles.

Ô Cèdre Séculaire ! Tu recèles d’imperceptibles secrets, emprisonnés au creux de tes amples rameaux ; chaque aiguille larmoie d’avoir surpris, écouté, caché d’impérissables pleurs. Mes bras enserrent ton corps râpeux ; ma joue étreint tes écorces froides ; ton cœur bat jusque dans les tiges rampantes du lierre qui s’étale partout. Le masque de l’horizon se dévoile, me contant tes joies, tes peines, tes désespérances, au fil des décennies.

À l’octobre de l’âge, ton visage étincelant se mire sous la robe bleu-vert du cèdre protecteur. Il me semble te voir quitter la rue du Textile, rêvant d’un frou-frou de mousseline, que tu caressais au quotidien mais que tu ne portas jamais, dans l’artificiel du monde que tu côtoyais.

 

Que vibre ma chair en ce quartier !  N’en déplaise, où que je m’assoie,  Ici, tout respire la Soie  Dont survit moins de la moitié.

 

Ô mon cœur ! Hume l’arôme grisant des calices dorés que butine l’abeille. Écoute l’insecte qui bourdonne, l’oiseau qui pépie à l’abri de la ramille. Est-ce toi, dans cette symphonie de Schubert coulant à mon oreille ? Rien ne s’achève : « Toi es une Autre ! »

L’avion interrompt notre bavardage, j’interroge des souvenirs muets tapis dans ce cloître, attendant qu’on les délivre. J’aimerais franchir ce muret, monter les escaliers à gauche du cabanon pour te rejoindre dans ce passé redevenu présent, mais l’on m’appelle, je frôle un papillon, contourne les ruches dont tu te sentais si proche, elles étaient comme toi, des ouvrières laborieuses. Mes prunelles embrassent la rangée d’arbres bordant l’allée, me plongeant dans un tableau de Van Gogh.

Mon regard subtilise deux traces sur les stores baissés du centre d’accueil : « R – A » …

J’invente des noms, des mots : RAja ? RAchel ? RAchat ? RAvitaillement ?

Qu’importe ! Fuse le RAvissement !

Que vois-je encore de ma fenêtre ?  Des hommes, des femmes, d’ici, d’ailleurs !

En vous, il me semble renaître,  Venez, que je sèche vos pleurs.

Marie-France