La vie du CAO peut se diviser en 3 grandes phases qui font référence à la période entre le mois de novembre et le mois de mai 2017 où chaque phase est scandée par des « nouvelles arrivées ». Le Centre a en effet vu monter progressivement le nombre d’habitants d’un minimum de 95 personnes au mois de novembre jusqu’à 142 personnes à la fin du mois de mai sur une capacité totale d’accueil de 145 personnes. Pendant ces trois phases, les nationalités accueillies ont changé, cependant deux blocs majoritaires sont restés : les soudanais et les afghans.

Novembre-Février

L’ouverture

Le Centre ouvre ses portes le 21 novembre 2016. « C’était assez folklorique parce que c’est un CAO donc l’état a décidé de démanteler très rapidement les différents camps dont la Jungle de Calais, donc il a fallu être très rapides pour assurer» me dit une des professionnelles du CAO. « Pendant un mois, de fin octobre à fin novembre, ils (les hébergés) ont été dans des centres divers donc là, nous on a essayé de venir en aide là où on pouvait et par contre fin novembre, le 21, on a commencé ici. Et du coup c’était assez speed, c’était assez compliqué à gérer » explique-t-elle.

Entre les mois de novembre et février, le centre a accueilli des personnes venant quasi uniquement d’Afghanistan et du Soudan. « Ça nous a bien facilité les choses » dit une des professionnelles.

Cette période a été très chaotique surtout du point de vue organisationnel puisque cette ouverture a été un peu improvisée, rapide. Une personne de l’équipe le décrit comme un moment « un peu rock and roll » puisque l’Etat avait commencé sa politique de démantèlement des camps de migrants, notamment celui de Calais. Elle continue en expliquant : « Quand on a ouvert ici, on a ouvert ici le 21 novembre, le démantèlement a eu lieu 24 ou 27 octobre donc les personnes de Calais étaient déjà arrivées, elles avaient été mises au transit. Une partie où je travaillais et une partie sur des locaux qui étaient à Vénissieux ». Il a donc fallu organiser l’arrivée et le déplacement des hébergés ainsi que la création d’une cohésion de groupe.

Le personnel de Forum réfugiés – Cosi a découvert l’emplacement du CAO en même temps que les (futurs) hébergés. « Moi je suis arrivé avec mon petit carton sous le bras, dans un bus de 60 gars que j’ai récupéré et je suis arrivée avec ces 60 mecs ici et ici en fait une de mes collègues de Vénissieux était déjà arrivée » dit une des professionnelles. Pendant cette période, il a fallu aussi réunir une équipe et créer une cohésion de groupe car c’était une équipe qui ne se connaissait pas à priori. Elle était formée de personnes provenant de différents milieux, avec différentes années d’expériences derrière elles.

Sur la base de l’analyse que Carolina Kobelinsy fait à propos des entrées au CADA, on peut dire que l’entrée au CAO implique aussi une nouvelle catégorisation des personnes provenant des campements qui devenaient, après avoir mis les pieds au centre, des « hébergés ». Un terme émique utilisé pour définir toutes les personnes habitant le centre d’accueil et orientation sans distinction de statut.

L’attribution des chambres

Le travail d’attribution des chambres avait été préparé en amont, avant l’arrivée des premiers hébergés et était structuré sur la base d’un système de « tableau d’occupation ».

Le personnel de l’équipe allait à la rencontre des personnes susceptibles de déménager au CAO, qui entre temps étaient logées dans d’autres centres, pour leur communiquer qu’ils allaient être accueillis dans des chambres qu’il fallait partager (2 à 4 occupants). « On est allés les voir en disant “on a tant de chambres de 3 personnes tant de chambres de 4, il nous faut des noms il nous faut que vous veniez voir au bureau” donc j’attendais au bureau à la fin de la réunion, ils sont venus et ils nous disaient “je veux être avec Mr. X avec Mr. Y.” Et nous on avait une liste avec les noms bien sûr et on les a repartis comme ça » explique une personne de l’équipe du CAO.  Dans certains cas, les hébergés était déjà en chambre double, ce qui a permis de reproduire les mêmes schémas d’occupation ce qui a relativement facilité les choses car ces personnes sont « passés en priorité ».

Février – Avril

J’arrive au CAO au mois de février. A cette période, le foyer accueillait 142 personnes : 10 familles (37 personnes), 105 hommes seuls venus de Calais et de Paris (le nombre d’hébergés est approximatif, il changeait chaque semaine).  Les hébergés venaient de différents pays du monde où le niveau de vie est considéré plus ou moins dangereux par l’OFPRA. Par exemple, un soudanais aura beaucoup plus de chance de devenir demandeur d’asile qu’un sénégalais ou un albanais puisqu’il vient d’un pays considéré comme « sûr ».

Au CAO, il y a toujours eu deux grands blocs de nationalités : afghans et soudanais. Mais, nous pouvons constater qu’il y a aussi des minorités, ce qui joue beaucoup sur le plan de l’entente sur deux niveaux : entre les hébergés eux-mêmes et entre hébergés et personnel. L’un des facteurs les plus importants au CAO est le fait de ne pas avoir un grand clivage au niveau des nationalités. Malgré la présence de petits groupes, il y a « deux grandes groupes, des soudanais et des afghans, habituellement dans les centres c’est mieux reparti et ça évite de rentrer dans un conflit binaire d’un groupe contre l’autre. Plus on a des petits groupes plus ça évite de rentrer en conflit un groupe contre un autre » dit une des professionnelles du CAO.

Le mois de février a vu l’arrivée d’une « vague » (terme émique pour identifier les moments d’arrivée massive) de Paris avec qui commence les revendications du matériel : wifi, télévision, machines à laver. Il est vrai qu’à ce moment-là, il n’y avait même pas des fils pour étendre le linge dans la cour intérieure. Les hébergés laissaient sécher leur linge sur les fenêtres et sur les radiateurs. Ils pouvaient laver leur linge uniquement à la main, dans les petits lavabos qui étaient dans les salles de bain communes. C’est la période où les activités commençaient à être bien mises en place et où les hébergés commencent à s’habituer aux cours de français et à d’autres activités (surtout au footbal).

Cette période a été caractérisée par la présence de résidents « mixtes » puisque hommes isolés et familles cohabitaient dans la même structure. Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient habités par des hommes isolés et le deuxième étage était occupé par les familles.

La présence de familles imposait un aménagement « particulier » du quotidien comme la création d’une zone de sanitaires uniquement pour les femmes. C’est à cette période de l’année que les bungalows sanitaires ont été divisés en trois parties : deux pour les hommes et une dédiée aux femmes pour leur garantir plus d’intimité. « Il y a des petites adaptations (…) par exemple refaire décloisonner les bungalow parce que les toilettes étaient un seul bloc non cloisonné donc se dire que maintenant on accueilli des femmes donc il fut cloisonner ça pour que les femmes aient un espace de douche à elles, un espace séparé des hommes, surtout pour les nationalités, ça c’est des petits travaux d’aménagement qui se posent dans la gestion du quotidien » (extrait d’un entretien avec une professionnelle du CAO).

Avril – Mai

A partir du mois d’avril, une série d’événements bouleversent la vie du foyer. Le centre commence à se vider des familles pour laisser la place aux personnes en provenance du campement de Grande Synthe qui venait d’être brûlé. Les familles ont été donc déplacées petit à petit dans d’autres foyers considérés plus adaptés pour les accueillir.

L’équipe de Forum réfugiés – Cosi a ainsi choisi de réserver ce centre uniquement à un public d’hommes isolés. « Des jeunes hommes qui vivent ensemble ça ne colle pas avec une structure familiale d’aucun pays d’origine » nous dit une personne de l’équipe. Ce qui constitue une rupture dans la vie du foyer, un changement intérieur qui s’opère au niveau administratif et au niveau de la cohabitation entre hébergés.

A ce moment-là tout recommençait à zéro. Il a fallu remettre en place les règles, même les plus basiques dans un état d’instabilité totale. Toutes ces personnes arrivaient des campements, ils étaient jetés dans la réalité de foyer, certains ne voulaient même pas rester là-bas, car leur but était celui de rejoindre d’autres pays et de ne pas rester en France, c’est pour que certains d’entre eux « disparaissaient dans la nature » (expression souvent utilisée par l’équipe du CAO pour indiquer des personnes qui sont parties sans prévenir).

Cette nouvelle vague d’arrivée a été très appréhendé par l’équipe de Forum réfugiés – Cosi puisque, parmi les nouveaux arrivés, il y avait d’abord des kurdes (provenant du campement de Grande Synthe) et des afghans, ce qui présageait des conflits entre les deux populations, ainsi que des libyens provenant des campements de Paris. Le fait que les libyens soient pour la majeure partie un peuple défini de « passeurs » pouvait créer un environnement propice aux conflits. L’équipe de Forum réfugiés – Cosi s’est retrouvée ainsi à devoir gérer cette atmosphère a priori explosive et déstabilisant. Quant aux hébergés, ils soutenaient des discours ambigus lorsqu’on leur demandait leur avis à propos de ces « nouveaux arrivés ». Certains d’entre eux ne s’était pas encore rendus compte qu’il y avait des nouveaux arrivés, d’autres disaient que ça se passait bien puisqu’ils ne les voient pas souvent mais en même temps ils en parlaient très mal ce qui amène à penser qu’il y a une rupture au niveau de la cohabitation qui a été, à mon avis, moins brutale que celle vécue par l’équipe professionnelle. Cette nouvelle vague représentait pour les « anciens » quelque chose d’invisible, la cohabitation était indifférente tous étaient « un individu quelconque de l’une quelconque de ces sociétés » (Lévi-Strauss in Mauss, 2012 :26). En effet, même si la vie se développait continument et constamment en communauté, les individus restaient regroupés par nationalité, en créant une sorte d’individualité de groupe que comme le dit Marc Augé : « l’individualité est ainsi marquée par la tension entre être et relation » (Augé, 1994 : 38).

On parlera de rupture pour les hébergés, non pas au moment de l’arrivé de ces nouveaux cohabitant (ce qui opère plus ou moins comme un changement dans leur vie) mais lorsque les tissus sociaux sont brisés, lorsque leurs amis, considérés comme famille acquise, sont déplacés dans d’autres centres et donc contraints de partir. « L’inquiétude de la séparation et un certain attachement ressortaient comme un motif recourent du discours de (certains) habitants » (Botea et Rojon, 2015 :1) puisqu’il s’agissait d’une catégorie d’attachement exclusive selon laquelle le lien était crée uniquement avec des personnes de même nationalité ou parlant la même langue. Les relations entretenues avec les « autres » étaient sporadiques et faisant uniquement référence à des problématiques relatives à l’accès internet, aux astuces de la vie dans le foyer ou donner des indications, ce qui était un sujet très commun dans le foyer. Ces relations « extra » par contre ne se généraient pas toutes seules puisque les acteurs migrants interagissaient uniquement avec leurs liens « privilèges » ceux à qui ils faisaient confiance. Les « autres relations » étaient toujours le résultat d’une mise en commun déclenchée par un interlocuteur extérieur, non hébergé.

L.B.