« Pourquoi pas des balades urbaines ? », me suis-je dit. Nous avons ainsi convenu avec la directrice du CCO que la balade pouvait être moyen à la fois pour permettre aux migrants de s’intégrer à la ville (enfin, avant tout dans le quartier local) et pour faire trace ensemble des lieux traversés.

La marche est ce moteur à la vie qui, selon Le Breton (2012),  nous ouvre aux sensations du monde, nous change car nous fait sortir de soi et regagner en intériorité à travers l’imprégnation de milles sensations. Mais, comment alors marcher ensemble nous aurait, moi et les migrants, fait découvrir autres choses de nous-mêmes ? L’auteur dit aussi que la ville n’existe que par le déplacement de ses habitants, qui la réinventent avec leurs parcours, en marquant des traces qui n’appartiennent qu’à eux seuls. Alors comment nous aurions fait traces de nos paysages urbains ?

Je me posais ces questions avec le « nous » car, encore avant de commencer, je réfléchissais à ma posture en balade : anthropologue oui, anthropologue au service du CCO oui, mais marcheur avant tout, et marcheur avec d’autres compagnons. Si d’une part j’aurais bien aimé, pour le plaisir de la recherche et les objectifs de ma mission, observer comment les autres se seraient comportés en marche, les impressions qu’ils auraient eues, pouvais-je prétendre garder une distance « scientifique » auprès d’eux ? Après tout, que savais-je plus qu’eux de ce quartier que je n’avais jamais parcouru auparavant ? Que savais-je vraiment plus qu’eux des modalités d’une balade urbaine, de la manière d’être guide alors que je l’expérimentais pour la première fois ? Comment l’expérimentation de l’urbain en marche m’aurait impacté en considérant à la fois l’influence des paysages et le comportement des autres marcheurs ? Comment nos liens auraient évolué de balade en balade ?

La balade ou promenade, liée à une quête de sociabilité génuine si elle est collective, est une activité qui permet de redevenir maitre de soi grâce au contact avec le monde (Le Breton, 2012.). On sait des apports de Miaux et Roulez (2014) que la promenade est fait social qui a traversé l’histoire : de la promenade dans l’Antiquité pour se livrer aux discussions philosophiques à la promenade « au hasard » dans le XIXème siècle pour s’émanciper des coutumes rigides de la société industrielle en passant par la promenade comme dépaysement de l’urbanisme fonctionnaliste du XXème siècle et  la promenade artistique aujourd’hui qui privilégie les retours sensibles, individuels et collectifs de la ville qu’on est en train de découvrir. J’ai bien trouvé l’inspiration pour cette idée de « dérivation» urbaine dans la méthode des situationnistes : se distanciant des approches de balades classiques qui font le jeu des politiques du tourisme et du marketing de l’espace, les situationnistes ont conçu des balades pour une connaissance de la ville touchant aux cinq sens, aux libres impressions des participants, à la découverte « flottante » des paysages sans l’imposition de « règles » itinérantes (Y. Bonard, V. Capt, 2009).

Cet enjeu me stimulait pour deux raisons : la première est liée au contexte de vie des migrants au CAO. Entre les flux continus de personnes fourmillants dans les espaces, le bouleversement des départs et des arrivées régulières et les activités très réglées mises en place par les employés de Forum réfugié – Cosi (suivi socio-administratif, animations, cours de langue), je ne disposais de guère d’espace pour créer du lien avec les migrants. Il fallait donc trouver un moyen pour construire des relations et « dériver » ailleurs, pour s’évader de la pesanteur de vie au foyer. Les balades auraient donc pu devenir un prétexte pour se dépayser et s’immerger dans un autre espace de vie, dehors, à l’air libre.

La deuxième raison a pris corps dans ma tête au fil de l’expérience : ma constatation croissante que la découverte de la ville « ready-made », par un corpus de savoirs existants, des trajets programmés ou la reproduction de rôles traditionnels entre le guide et les autres participants en balade (G. Debord, V. Capt, 2009) ne faisait guère de sens pour les migrants. A vrai dire, les réactions affichées par mes compagnons à chaque balade me faisaient ponctuellement douter de la démarche. Or c’était à partir de cette remise en discussion du « faire la ville » en marche que de nouveaux liens entre nous ont pu se former.

A.M.