Auteur et crédit photographique: Marina Chauliac, anthropologue

Photographies dans l’ordre: Grande cité Tase, petite cité Tase, plaque commémorative du groupe de résistants Manouchian, cité Marhaba.

La migration, marquée le plus souvent par la pauvreté et la difficulté d’amener ou de conserver des objets personnels durant le voyage, questionne la possible existence d’artefacts à transmettre dans l’espace privé, mais aussi dans l’espace public. Les objets laissés au pays ou perdus, associés à des souvenirs douloureux, la diversité constatée dans le rapport aux souvenirs ou à la formation d’une mémoire familiale (Lepoutre, 2005) constituent ici autant d’obstacles à prendre en compte. Donner sens aux traces de la migration, les inscrire dans une histoire dont l’intérêt dépasserait le cercle intime est loin d’aller de soi. Parallèlement, pour les lieux d’hébergement, les lieux associés à la « gestion » de la migration, le constat demeure, là encore, celui de l’effacement ou de la rareté. Les hébergements souvent provisoires, parfois improvisés comme les bidonvilles ou impropres aux conditions d’hygiène minimales sont promis à la destruction à plus ou moins longue échéance (Chavanon, 1997). On pourrait ici reprendre la remarque de Paul Rasse à propos des traces des cultures populaires : « les traces laissées par les élites sont plus faciles à patrimonialiser. Les palais, les grands édifices religieux ou publics sont plus évidents, plus majestueux, de facture noble, […] Ils ont été imaginés et conçu pour durer. » (Rasse 2012). Les traces des migrations susceptibles de devenir du « patrimoine », au sens savant et universel de l’Etat français, pouvant par exemple bénéficier d’une protection au titre de monument historique, sont extrêmement rares et généralement associées à une autre histoire (de la seconde guerre mondiale, de l’industrialisation…) (Barbe, Chauliac 2014). Le Carré de Soie n’échappe pas à ce constat.

Lieux déclassés, interstices et patrimoine industriel

Seule la façade de l’usine de soie artificielle, l’usine Sase datant de 1892 devenue Tase en 1923, a été protégée au titre des monuments historiques en 2011, même si de nombreux éléments liés à l’industrialisation passée sont désormais présentés dans les documents d’étude et de communication de la Métropole comme une ressource pour le territoire (château d’eau, ancien foyer pour jeunes ouvrières, Petite et Grande cité Tase construites pour loger le personnel de l’usine…). Partagée – du moins pour certains éléments – par un nombre d’acteurs locaux (associations de défense du patrimoine, conseils de quartier..), cette sélection ne permet pas forcément de bien comprendre la place des personnes immigrées dans le travail à l’usine et dans les cités avoisinantes. Les géographes François Duchêne et Christelle Morel-Journel décrivent ainsi les liens entre un type de logement construit pour le personnel de l’usine Tase (la Grande cité) et l’histoire migratoire du quartier: « Si, du temps de l’activité de la TASE, la composition sociale de la Grande cité était homogène, les origines de ses habitants reflétaient les vagues successives de recrutement ouvrier de l’usine dans différents pays d’Europe et du Maghreb. Plus précisément, la Grande cité a toujours plutôt abrité les derniers arrivants, c’est-à-dire les moins fortunés, les plus anciens profitant lorsqu’ils le pouvaient de leur ascension sociale, même minime, pour “glisser” vers la Petite cité ou faire construire alentour. » (Duchêne et Morel Journel, 2000) En 1990, on comptait toujours 58% de personnes étrangères dans la Grande cité (pour 22,7% sur l’ensemble de la commune). (Mathez,1996).

Le quartier, longtemps resté en marge de la ville, a continué à voir s’installer de nombreuses familles venues de l’étranger. Hier comme aujourd’hui on peut observer chez les derniers arrivants un habitat précaire amené à durer faute d’autre logement disponible et qui s’insère dans les espaces déclassés, non investis par les acteurs économiques. Comme le rappellent Frédéric Blanc, Olivier Chavanon et Jean-Luc de Occhandiano: « A Villeurbanne, comme à Lyon, les zones de baraques ne se développent pas n’importe où. Elles apparaissent aux marges de la ville, dans des espaces à peine urbanisés qui sont dominés par de usines de grandes tailles employant majoritairement des ouvriers non qualifiés. Entre ces usines (Gillet ou la Société Lyonnaise Anonyme des Textiles, à Villeurbanne […]), les espaces interstitiels non bâtis sont nombreux: anciennes terres agricoles, terrains en attente de construction ou de requalification, jardins ouvriers[…] » (2017)

Dans le secteur étudié, la plupart des espaces dédiés aux travailleurs venus des anciennes colonies françaises ou d’Europe, les personnes fuyant leurs pays (Roms, demandeurs d’asile) sont, sinon effacés, du moins réintégrés dans de nouveaux projets urbains sans attention particulière. De façon plus épisodique, la présence d’étrangers ou de colonisés a pu faire l’objet de commémorations, tel le square et monument érigé en mémoire du groupe de résistants Manouchian ou encore la plaque évoquant un cantonnement d’Indochinois mis à disposition des usines textiles par le service de la main d’oeuvre indigène en 1942. La cité Marhaba est un des rares exemples de mobilisation collective pour sauver cette Cité de transit de la destruction. Conçue pour les travailleurs venus du Maghreb dans les années 1950 et les ménages venant des taudis et des bidonvilles de l’agglomération lyonnaise, elle est même qualifiée de « lieu de mémoire des immigrations de l’agglomération lyonnaise », dans le cadre d’une exposition et d’une publication (Jeannin et Najmi, 2009).

Quelle place et quelle trace pour des migrants aujourdhui?

Ces différentes actions formatent l’image d’une migration passée, à savoir une population arrivée de l’étranger qui, d’une part est restée sur place, devenant citoyenne et habitante d’un territoire, d’autre part, incarne une possible « intégration » via le travail. Elles ne nous disent souvent rien de celles et ceux dont le voyage s’est poursuivi ou bien qui n’ont pu bénéficier du développement économique en France. Ces dernières années pourtant, c’est bien à un type de migration marquée par la mobilité et la précarité, à la recherche d’un asile politique et économique qui demeure loin d’être assuré. Selon les statistiques du ministère de l’intérieur, la France accueille chaque année 200 000 étrangers hors Union européenne, dont à peine la moitié (111 000 environ) s’installe durablement sur son territoire. En 2017, 100 412 demandes d’asile ont été déposées et à peine plus d’un tiers (35,8 %) obtient une réponse favorable (données statistiques du ministère de l’intérieur). En réponse à ces différents constats, la recherche menée interroge les traces – volontaires ou involontaires – ainsi que l’absence de traces des migrations, mais aussi participe à la création des traces d’une migration actuelle.

Les locaux qui accueillent actuellement les migrants n’échappent pas à la restructuration du quartier et sont promis à une importante rénovation, sinon destruction pour la partie la plus récente. Le CAO a en effet été installé dans une partie annexe de l’ancien « Maison de famille Jeanne d’Arc », construit en 1925 pour héberger les jeunes travailleuses de l’usine textile voisine, transformé en caserne en 1932, puis devenu Ecole Normale Nationale d’Apprentissage (devenu I.U.F.M.) de 1946 à 2013. Le nouveau bâtiment a été pour partie transformé pour accueillir jusqu’à 145 migrants: les salles de classes sont devenues des chambres de deux à trois lits, le laboratoire a été transformé en cuisine et quelques algecos placés dans la cour intérieure font office de sanitaires

Le CAO dont la gestion a été confiée à Forum réfugiés – COSI devait à l’origine être un lieu d’accueil transitoire permettant aux migrants arrivés de Calais ou de Paris suite aux démantèlement des camps d’effectuer les démarches de demande d’asile. Ouvert en décembre 2016, sa fermeture était annoncée pour juin 2017. Pour autant, la saturation des autres lieux d’accueil pour les migrants a obligé le CAO à se maintenir en dépit de conditions d’accueil précaires. La disparition programmée (et régulièrement repoussée) du centre d’accueil cristallise au moins trois enjeux autour de la mémoire d’une migration marquée par la précarité:

  • un enjeu lié au passé: la mise en visibilité à l’échelle d’un quartier d’une migration qui jusqu’ici n’a laissé que peu, voire pas de traces, notamment quand il s’agit de présences temporaires ou d’habitats précaires
  • un enjeu présent : saisir et conserver une trace d’une migration actuelle qui se caractérise par la mobilité, mobilité souvent forcée du fait des multiples obstacles politiques et administratifs (fermeture des frontières, renvoi vers le pays où l’on a laissé ses empreintes dans le cadre des accords de Dublin, refus du droit d’asile…), mais aussi par une situation de migration qui s’étend parfois sur plusieurs années et qui en cela se distingue d’une migration « d’installation» liée au besoin de main d’oeuvre de la France des trente glorieuses
  • un enjeu futur qui consiste à déplacer la question migratoire du fait d’actualité au phénomène social qui mérite une attention particuliè

Pour répondre à ces enjeux, il m’a été nécessaire d’adopter une posture de recherche-action, autrement dit de construire une démarche de recherche qui aboutisse à un projet en lien avec la production (ou co-production) d’une trace diffusable et partageable et de passer de la notion de trace laissée involontairement, à la notion de trace intentionnelle. Le premier cas renvoie à l’empreinte matérielle, écrite ou cérébrale (Ricoeur, 2000 : 539). Dans le second cas, il s’agit de penser en lien avec les acteurs du projet ce que l’on peut et désire conserver et transmettre au-delà du cercle des principaux intéressés, autrement dit de trouver un artefact susceptible de devenir cet élément de rappel d’un événement et peut-être faire aussi patrimoine, soit un objet d’histoire partagée.

Les créations artistiques d’Audioscope sont ici qualifiées de traces dans la mesure où ils sont pensés sur le moyen terme à destination d’un public plus large, projetés lors de manifestations publiques, relayées sur Internet mais aussi dans une collection à destination d’une médiathèque de Villeurbanne. Sans être un monument ou un lieu « authentique » qui ancre la migration dans la géographie d’une ville, ils sont pour la société d’accueil à la fois des oeuvres artistiques et des « objets-témoins », rendant compte, non pas d’une culture singulière comme on a pu le concevoir dans les musées des années 1930 (Grognet, 2005), mais d’un moment singulier dans l’histoire d’un territoire et au-delà dans l’histoire des migrations. Chaque disque est une trace non pas seulement du passage au Carré de Soie d’un jeune migrant, mais aussi d’un lieu de passage où les migrants d’aujourd’hui mettent leurs pas dans ceux d’hier. C’est aussi la trace d’un nouveau type de migration comme en rendent compte le transfert d’images et de musiques via les téléphones portables.